Extraits de livres de Jiddu Krishnamurti
- Les Oeuvres Collectées - Volume 1 - L'art d'écouter (1933-1934)
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1ère Causerie à Stresa, Italie, le 2 juillet 1933
Amis,
Dans mes causeries, je ne tisserai pas une théorie intellectuelle ; je parlerai de ma propre expérience qui n'est pas engendrée par des idées intellectuelles, mais qui est réelle. Je vous prie de ne pas me considérer comme un philosophe qui exposerait une nouvelle série d'idées avec laquelle votre intellect pourrait jongler. Ce n'est pas cela que je veux vous offrir. Plutôt, j'aimerais vous expliquer que la vérité, que la plénitude et la richesse de la vie, ne peut être réalisée par personne au moyen de l'imitation ou d'une forme quelconque de l'autorité.
La plupart d'entre nous sentons occasionnellement qu'il existe une vraie vie, un éternel quelque chose, mais les moments où nous sentons cela sont si rares que cet éternel quelque chose recule de plus en plus vers l'arrière-plan et nous apparaît de moins en moins réel.
Or, pour moi, il y a une réalité ; une réalité éternelle et vivante ; appelez-la Dieu, immortalité, éternité, ou autrement si vous le voulez. Il y a quelque chose de vivant, de créateur, qui ne peut pas être décrit, parce que la réalité échappe à toutes descriptions. Aucune description de la réalité ne peut être durable, car elle ne peut être qu'une illusion des mots. Vous ne pouvez pas connaître l'amour par la description d'un autre ; pour connaître l'amour, il vous faut l'avoir vous-même éprouvé. Vous ne pouvez pas connaître le goût du sel avant d avoir vous-même goûté au sel. Et pourtant, nous passons notre temps à chercher une description de la vérité au lieu d'essayer de découvrir la façon de la réaliser. Je dis que je ne peux pas décrire, que je ne peux pas mettre en mots cette réalité vivante qui est au delà de toute idée de progrès, de toute idée de croissance. Méfiez-vous de l'homme qui essaye de décrire cette réalité vivante, car elle ne peut pas être décrite ; elle doit être éprouvée, vécue.
Cette réalisation de la vérité, de l'éternel, n'est pas dans le mouvement du temps, lequel n'est qu'une habitude de l'esprit Quand vous dites que vous réaliserez la vérité avec le temps, c'est-à-dire dans quelque avenir, alors vous ne faites que remettre à plus tard cette compréhension, qui doit pourtant être toujours du présent. Mais, si l'esprit comprend cette plénitude de la vie, et s'il est libre de la division du temps en passé, présent et futur, alors survient la réalisation de cette réalité vivante, éternelle.
Mais, comme tous les esprits sont retenus dans la division du temps, comme ils ne pensent au temps que dans les divisions du passé, du présent et du futur, un conflit surgit. Et encore : parce que nous avons divisé l'action en passé, présent et futur, parce que, pour nous, l'action n'est pas complète en elle-même, mais est plutôt quelque chose qui est mis en mouvement par des mobiles, par la peur, par des guides, par la récompense ou la punition, nos esprits sont incapables de comprendre la totalité dans sa continuité.
Ce n'est que lorsque l'esprit est libre de la division du temps que la vraie action peut en résulter. Quand l'action est engendrée par la plénitude, et non par la division du temps, elle est harmonieuse et est libérée des entraves de la société, des classes, des races, des religions et du désir d'acquérir.
Pour mettre la chose différemment, l'action doit devenir vraiment individuelle. Je n'emploie pas le mot « individuel » dans le sens d'opposer l'individu au nombre. Par action individuelle, j'entends l'action qui est engendrée par la compréhension complète, par la compréhension de l'individu, par compréhension qui n'est pas imposée par d'autres. Où existe cette compréhension, il y a la vraie individualité, « l'esseulement » qui n'est pas l'isolement d'une fuite dans la solitude, mais « l'esseulement » qui est engendré par la pleine compréhension des expériences de la vie. Pour la plénitude de l'action, l'esprit doit être libre de l'idée du temps divisé en hier, aujourd'hui et demain. Si l'esprit n'est pas libéré de cette division, un conflit surgit, qui conduit à la souffrance et à la recherche d'évasions hors de cette souffrance.
Je dis qu'il y a une réalité vivante, une immortalité, une immortalité qui ne peut pas être décrite ; elle ne peut être comprise que dans la plénitude de notre propre action individuelle et non comme fragment d'une structure, non comme une partie d'une machine sociale, politique ou religieuse. Donc, vous devez éprouver la vraie individualité avant de pouvoir comprendre ce qui est vrai. Tant que vous n'agissez pas de cette source éternelle il doit y avoir conflit ; il doit y avoir division et lutte continuelles.
Chacun de nous connaît la lutte, le conflit, la douleur, le manque d'harmonie. Ce sont là des éléments qui, en grande partie, constituent notre vie et, consciemment ou inconsciemment, nous essayons de leur échapper. Mais, peu de personnes savent par elles-mêmes la cause du conflit. Elles peuvent connaître cette cause intellectuellement, mais cette connaissance est toute superficielle. Connaître la cause, c'est en être conscient à la fois avec l'esprit et le cœur.
Peu de personnes sont conscientes de la cause profonde de leur souffrance ; alors elles éprouvent le désir de fuir cette souffrance, et le désir de cette fuite a créé et a vitalisé nos systèmes moraux, sociaux et religieux. Ici, je n'ai pas le temps d'entrer dans les détails, mais si vous pensez à l'action, vous verrez que les systèmes religieux à travers le monde sont basés sur l'idée de s'évader, de différer, sur cette recherche de médiateurs et de consolateurs. Parce que nous ne sommes pas responsables de nos propres actes, parce que nous créons des évasions à notre souffrance, nous créons des systèmes et des autorités pour qu'ils nous donnent des réconforts et des abris.
Quelle est alors la cause du conflit ? Pourquoi souffre-t-on ? Pourquoi doit-on lutter sans trêve ? Pour moi, un conflit est une barrière que l'on place dans le courant de l'action spontanée, de la pensée et du sentiment harmonieux. Quand la pensée et l'émotion manquent d'harmonie, il y a conflit dans l'action ; c'est-à-dire que, lorsque l'esprit et le cœur sont en état de discorde, ils créent une entrave à l'expression de l'action harmonieuse, et de là vient le conflit. Une telle entrave à l'action harmonieuse est causée par le désir de fuite par le continuel refus d'affronter la vie dans sa totalité, par l'habitude qu'on a d'aborder la vie en portant le poids de la tradition, celle-ci étant religieuse, politique ou sociale. Cette incapacité d'affronter l'expérience dans sa plénitude crée le conflit, et le désir qu'on a de s'en évader.
Si vous considérez vos pensées et les actes qui en découlent vous verrez que là où se trouve le désir de fuite, il doit y avoir la recherche de la sécurité ; parce que vous trouvez des conflits dans la vie avec toutes ses actions, ses sentiments, ses pensées, vous voulez échapper à ces conflits pour trouver une sécurité satisfaisante, une permanence.
Ainsi, toute votre action est basée sur ce désir de sécurité. Mais en fait, il n'y a pas de sécurité dans la vie, ni physique ni intellectuelle, ni émotionnelle, ni spirituelle. Si vous vous sentez en sécurité, vous ne pourrez jamais trouver cette vivante réalité ; et pourtant, la plupart d'entre vous cherchent la sécurité.
Quelques-uns d'entre vous cherchent la sécurité physique par la richesse, par le confort et le pouvoir sur les autres qu'elle confère ; vous êtes intéressés par les différences sociales et par les privilèges sociaux qui vous assurent une position dont vous recevrez satisfaction. La sécurité physique est une forme grossière de la sécurité, mais parce qu'il a été impossible à la majorité des hommes d'atteindre cette sécurité, l'homme s'est tourné vers une forme subtile de sécurité qu'il appelle spirituelle ou religieuse. A cause de ce désir de fuir le conflit, vous cherchez et vous établissez la sécurité physique ou spirituelle. L'ardent désir de sécurité se manifeste par la volonté d'avoir un compte substantiel en banque, une bonne position, par le désir d'être considéré quelqu'un dans la ville qu'on habite, par la lutte qu'on affronte pour obtenir des titres, des grades et tant d'autres stupidités qui n'ont pas de sens.
Ensuite, quelques-uns d'entre vous ne sont plus satisfaits par la sécurité physique et cherchent une sécurité d'une forme plus subtile. C'est encore de la sécurité, mais simplement un peu moins évidente, et vous l'appelez spiritualité. Mais je ne vois pas de différence entre les deux. Lorsque vous êtes rassasiés de sécurité physique ou lorsque vous ne pouvez pas l'obtenir, vous vous tournez vers la sécurité spirituelle. Et quand c'est vers cela que vous vous tournez, vous établissez et vous vitalisez ces choses que vous appelez religion et croyances spirituelles organisées. Parce que vous cherchez la sécurité, vous établissez une forme de religion, un système de pensée philosophique dans lequel vous êtes pris, dont vous devenez l'esclave. Donc, de mon point de vue, les religions, avec tous leurs intermédiaires, leurs cérémonies, leurs prêtres, détruisent la compréhension créatrice et pervertissent le jugement.
Une des formes de la sécurité religieuse est la croyance en la réincarnation, la croyance en des vies futures, avec tout ce que cette croyance implique. Je dis que lorsqu'un homme est emprisonné dans une croyance quelconque, il ne peut pas connaître la plénitude de la vie. Un homme qui vit pleinement agit de cette source dans laquelle il n'y a pas de réaction, mais seulement l'action ; mais l'homme qui est à 1a recherche de la sécurité, de l'évasion, doit s'accrocher à une croyance parce que c'est d'elle qu'il tirera son support continuel et l'encouragement à son manque de compréhension.
Ensuite, il y a la sécurité créée par l'homme dans l'idée de Dieu. Beaucoup de personnes me demandent si je crois en Dieu, s'il y a un Dieu. On ne peut pas discuter cela. La plupart de nos conceptions sur Dieu, sur la réalité, sur 1a vérité sont purement des imitations spéculatives. Donc, elles sont totalement fausses, et toutes nos religions sont basées sur de telles faussetés. Un homme qui a vécu toute sa vie dans une prison ne peut que spéculer sur la liberté ; un homme qui n'a jamais éprouvé l'extase de la liberté ne peut pas connaître la liberté. Ainsi cela ne sert pas à grand'chose de discuter Dieu, la vérité ; mais si vous avez l'intelligence, l'intensité qu'il faut pour détruire les barrières autour de vous, alors vous connaîtrez par vous-même l'accomplissement de 1a vie. Vous ne serez plus un esclave dans un système social ou religieux.
Et encore, il y a la sécurité par le service. C'est-à-dire que vous voulez aller vous perdre dans les marais de l'activité, du travail. Par cette activité, par cette sécurité-là, vous essayez d'éviter d'affronter vos propres luttes incessantes.
Ainsi, la sécurité n'est qu'une évasion. Et puisque la plupart des gens essayent de s'enfuir, ils se sont transformés en machines à habitudes, afin d'éviter le conflit. Ils créent des croyances religieuses, des idéals ; ils adorent l'image d'une imitation qu'ils appellent Dieu ; ils essayent d'oublier leur inaptitude à affronter la lutte en se perdant eux-mêmes dans le travail. Tout cela, ce sont des façons de s'évader.
Or, afin de sauvegarder la sécurité, vous créez l'autorité. N'est-ce pas ainsi ? Pour recevoir la sécurité, il vous faut avoir quelqu'un ou quelque système qui vous l'accordera. Pour avoir la sécurité, il doit exister une personne, une idée, une croyance, une tradition, pour vous donner l'assurance de la sécurité. Ainsi, dans notre tentative de trouver la sécurité, nous érigeons une autorité et devenons esclaves de cette autorité. Dans notre recherche de la sécurité, nous érigeons des idéals que nous, dans notre peur, avons créés ; nous cherchons la sécurité au moyen de prêtres ou de guides spirituels que nous appelons Instructeurs ou Maîtres. Ou encore, nous cherchons l'autorité dans la puissance de la tradition sociale, économique ou politique.
C'est nous, nous-mêmes, individuellement, qui avons établi ces autorités ; elles n'ont pas surgi à la vie spontanément. Pendant des siècles, nous n'avons cessé de les établir, et nos esprits ont été mutilés, pervertis par leur influence.
Mais, supposez que nous ayons mis de côté les autorités extérieures ; nous avons alors développé en nous une autorité intérieure dont nous disons qu'elle est intuitive et spirituelle, mais qui, pour moi, diffère peu de l'autorité extérieure. C'est-à-dire que, lorsque l'esprit est retenu prisonnier par l'autorité, que celle-ci soit extérieure ou intérieure, il ne peut pas être libre, et par conséquent il ne peut pas connaître le vrai discernement. Là où existe une autorité engendrée par la recherche de la sécurité, dans cette autorité sont les racines de l'égotisme.
Or, qu'avons-nous fait ? Par notre faiblesse, par notre désir de puissance, par notre recherche d'une sécurité, nous avons établi des autorités spirituelles. Et, dans cette sécurité, que nous appelons l'immortalité, nous voulons demeurer éternellement. Si vous considérez ce désir avec calme et discernement vous verrez qu'il n'est pas autre chose qu'une forme raffinée de l'égotisme. Où existe une division de la pensée, où existe l'idée du moi, l'idée du mien et du vôtre, il ne peut y avoir de plénitude dans l'action, et par conséquent il ne peut y avoir la compréhension de la réalité vivante.
Mais (et j'espère que vous comprendrez ceci), cette vivante réalité, cette totalité, s'exprime dans l'action de l'individualité. J'ai expliqué ce que j'entends par individualité : l'état dans lequel l'action s'exerce grâce à la compréhension, libérée de tous critériums, sociaux, économiques et spirituels. C'est cela que j'appelle la vraie individualité, parce que c'est une action engendrée par la plénitude de la compréhension, tandis que l'égotisme a ses racines dans la sécurité, dans les traditions, dans les croyances. Donc l'action engendrée par l'égotisme est toujours incomplète, est toujours enchaînée par des luttes sans fin, par la souffrance et la douleur.
Voilà quelques-uns des obstacles et des entraves qui empêchent l'homme de réaliser cette suprême réalité. Cette vivante réalité, vous ne pouvez la comprendre que lorsque vous vous êtes libéré de ces entraves. La liberté de la plénitude ne consiste pas à échapper à des entraves mais réside dans la compréhension de l'action, qui est l'harmonie de l'esprit et du cœur.
Laissez-moi expliquer cela plus clairement. La plupart des personnes qui pensent sont intellectuellement conscientes de beaucoup d'obstacles. Par exemple, si vous considérez une sécurité comme celle de la richesse que l'on accumule comme protection ou comme ces idées spirituelles dans lesquelles vous essayez de vous abriter, vous verrez leur entière futilité.
Or, si vous examinez ces sécurités, vous pouvez intellectuellement voir leur erreur ; mais, pour moi, cette conscience intellectuelle de l'entrave n'est pas du tout la pleine lucidité. Elle n'est qu'une conception intellectuelle, et non une pleine conscience. La pleine conscience n'existe que lorsqu'on se rend compte de ces obstacles à la fois émotionnellement et mentalement. Si vous êtes en train, en ce moment, de penser à ces entraves, vous les considérez probablement intellectuellement, et vous dites : « dites-moi de quelle façon je puis me débarrasser de ces entraves », en d'autres termes, vous ne faites qu'essayer de conquérir les entraves et vous créez par là une nouvelle série de résistances. J'espère avoir rendu ceci clairement. Je puis vous dire que la sécurité est futile, qu'elle n'a pas de signification, et vous pouvez intellectuellement l'admettre ; mais comme vous avez été habitués à lutter pour la sécurité, quand vous vous en irez d'ici vous ne ferez que continuer cette lutte, mais, cette fois-ci, contre la sécurité ; par là, vous ne ferez que rechercher une nouvelle voie, une nouvelle méthode, une nouvelle technique qui ne seront qu'un désir renouvelé d'une sécurité sous une autre forme.
Pour moi, il n'existe pas une technique de la vie, une technique pour la réalisation de la vérité. S'il existait une telle technique que l'on aurait à apprendre, on serait simplement réduit à l'esclavage par un nouveau système.
La réalisation de la vérité ne survient que lorsqu'existe la plénitude de l'action sans effort. Et la cessation de l'effort se produit par la conscience que l'on a de ces obstacles, et non lorsqu'on essaye de les conquérir. C'est-à-dire que, lorsque vous êtes pleinement conscient, pleinement lucide dans votre cœur et dans votre esprit, lorsque vous vous rendez compte des choses avec tout votre être, à travers cette lucidité vous serez libre de toute entrave. Expérimentez et vous verrez. Tout ce que vous avez conquis vous a enchaîné. Ce n'est que lorsque vous avez compris une entrave avec tout votre être, ce n'est que lorsque vous aurez réellement compris l'illusion de la sécurité, que vous ne lutterez plus contre elle. Mais si vous n'êtes conscient des entraves qu'intellectuellement, vous continuerez à lutter contre elles.
Votre conception de la vie est basée sur ce principe. Votre effort en vue d'un achèvement spirituel, d'un développement spirituel est la conséquence de votre désir de sécurité nouvelle, d'un développement nouveau, d'une nouvelle gloire, d'où résulte cette lutte continuelle, incessante.
Donc je dis : ne cherchez pas une voie, une méthode. Il n y a pas de méthode, pas de voie vers la vérité. Ne cherchez pas une voie, mais devenez conscients de l'entrave. La lucidité n'est pas purement intellectuelle, elle est à la fois mentale et émotionnelle, elle est la plénitude de l'action. Alors, dans cette flamme de lucidité, toutes ces entraves tombent parce que vous les pénétrez. Alors vous pouvez percevoir directement, sans choisir, ce qui est vrai. Votre action sera alors engendrée par la plénitude, et non par l'insuffisance de la sécurité ; et dans cette plénitude, dans cette harmonie de l'esprit et du cœur, est la réalisation de l'éternel.
Stresa, le 2 juillet 1933
Source : Aux Éditions de Kendall/Hunt Dubuque (Iowa), 1991-1992 — © KFA/KFT
- Les Oeuvres Collectées - Volume 2 - Qu'est-ce que l'action juste (1934-1935)
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12ème Causerie, Ojai, Californie, le 1er juillet 1934
Je crois que la plupart des gens ont perdu l'art d'écouter. Ils arrivent avec leurs problèmes particuliers et pensent qu'en écoutant mes Causeries ces problèmes seront résolus. Je crains fort que ceci n'arrive pas, mais si vous savez comment écouter, alors vous commencerez à comprendre la totalité, et votre esprit ne se trouvera pas empêtré dans le particulier.
Donc, si je puis vous le suggérer, n'essayez pas de chercher dans cette Causerie une solution à votre problème particulier ni un soulagement à votre souffrance. Je puis vous aider, ou plutôt vous vous aiderez vous-même, seulement si vous pensez d'une façon neuve et claire. Considérez la vie, non pas comme plusieurs problèmes isolés mais d'une façon compréhensive, comme une totalité, avec un esprit qui .n'est pas étouffé par la recherche de solutions. Si vous voulez écouter sans vous surcharger des fardeaux des problèmes, et si vous envisagez ce que je dis d'une façon compréhensive, vous verrez que votre problème particulier acquiert une nouvelle signification, et bien que peut-être il ne soit pas résolu tout de suite, vous commencez à en découvrir la véritable cause. En pensant d'une façon neuve, en réapprenant à penser, vous provoquerez la dissolution des problèmes et des conflits dont l'esprit et le cœur sont surchargés, et qui engendrent toutes les inharmonies, les douleurs et les souffrances.
Or, chacun, plus ou moins, est consumé de désirs dont les objets varient suivant le milieu, le tempérament et l'hérédité. Conformément à votre condition particulière, à votre éducation particulière, religieuse, sociale et économique, vous avez établi certains objectifs, dont vous êtes constamment en train de poursuivre l'accomplissement, et cette poursuite est devenue ce qu'il y a de plus important dans votre vie.
Une fois que vous avez établi ces objectifs, surgissent naturellement les spécialistes qui agissent comme guides vers l'accomplissement. Donc la perfection de la technique, la spécialisation deviennent des moyens pour atteindre votre but ; et en vue d'obtenir ce but, que vous avez établi par vos organisations religieuses, économiques et sociales, il vous faut des spécialistes. Alors votre action perd sa signification, sa valeur, parce que vous n'êtes préoccupé que d'atteindre un objectif et non de l'accomplissement de l'intelligence qui est action. Vous êtes préoccupé par l'arrivée, et non par cela qui est l'accomplissement lui-même. Vivre devient simplement un moyen pour une fin, et la vie une école dans laquelle vous apprenez à atteindre une fin. L'action, par conséquent, devient un simple truchement par lequel vous pouvez atteindre l'objectif que vous avez établi au moyen de vos différents milieux et conditions. Ainsi la vie devient une école de grands conflits et de luttes, et jamais quelque chose qui puisse s'accomplir en toute richesse et plénitude.
Alors vous commencez à demander : « quel est le but de la vie, quelle est la raison de vivre? », voilà ce que la plupart des personnes demandent, voilà ce qui existe dans l'esprit de la plupart des personnes qui sont ici. Pourquoi vivons-nous? Quelle est la fin? Quel est le but? Quel est l'objet? C'est l'objet, c'est la fin qui vous occupent, mais pas le fait de vivre dans le présent ; tandis que l'homme complet n'interroge jamais au sujet de la fin parce que cet épanouissement lui-même est suffisant. Mais comme vous ne savez pas comment être complet, comment vivre avec richesse d'une vie totale, vous commencez à vous informer au sujet du but, de la fin, de la raison de l'existence, parce que vous croyez pouvoir alors aborder la vie. Connaissant le but (du moins vous vous imaginez pouvoir connaître le but), vous espérez pouvoir employer l'expérience comme moyen pour cette fin ; et alors la vie devient un truchement, un instrument de mesure, une valeur pour arriver à cette fin.
Consciemment ou inconsciemment, furtivement ou ouvertement, on commence à chercher le but de la vie, et chacun reçoit une réponse des soi-disant spécialistes. L'artiste, si vous lui demandez quel est le but de la vie, vous dira que c'est l'expression individuelle au moyen de la peinture, de la musique, de la sculpture ou de la poésie. L'économiste, si vous le lui demandez, vous dira que c'est le travail, la production, la coopération, le fait de vivre ensemble, de fonctionner en tant que groupe, en tant que société. Et si vous demandez au spécialiste en religion, il vous dira que le but de la vie est de chercher et de réaliser Dieu, de vivre conformément aux lois qui ont été établies par des maîtres, des prophètes, des sauveurs, et qu'en vivant conformément à ces lois et à ces édits, on peut réaliser cette vérité qui est Dieu. Chaque spécialiste vous donne sa réponse au sujet du but de la vie, et suivant votre tempérament et vos inclinations et votre imagination, vous commencez à établir ces buts et ces objectifs, vous les établissez comme vos idéals.
Ces idéals et ces buts sont devenus de simples havres de refuge parce que vous les utilisez pour vous guider et vous protéger dans la confusion de la vie. Alors vous commencez à employer ces idéals, à les employer pour mesurer vos expériences et pour enquêter au sujet des conditions de votre milieu. Sans posséder le désir de comprendre ou d'accomplir, vous commencez simplement à enquêter au sujet de la raison d'être dé votre milieu ; et en découvrant cette raison d'être, conformément à la façon dont vous conditionnez votre recherche, conformément à vos préjugés, vous ne faites qu'éviter, sans le comprendre, le conflit de la vie.
Donc l'esprit a divisé la vie en idéals, buts, apogées, accomplissements, fins ; puis en confusions, conflits, troubles, inharmonies ; et puis il y a vous, vous-même, la conscience de soi. Votre esprit a créé ces trois divisions-là dans la vie. Vous êtes empêtré dans des confusions et de l'intérieur de ces confusions, de ces conflits, de ces troubles qui sont la douleur, vous vous efforcez vers un but, vers une raison d'être. Vous pataugez, vous labourez à travers cette confusion vers un but, vers une fin, vers ce havre de refuge, vers l'accomplissement de votre idéal ; et ces idéals, ces buts, ces refuges vous ont été désignés par les experts en économie, en religion et en spiritualité.
Donc vous êtes à un bout, en train de patauger à travers votre condition et votre milieu, et de créer un conflit, pendant que vous essayez de réaliser un idéal, une raison d'être et un but qui sont devenus des refuges et des abris à l'autre bout. Le fait même d'enquêter sur la raison d'être de la vie indique un manque d'intelligence dans le présent ; et l'homme qui est pleinement actif (qui n'est pas perdu dans des activités ainsi que le sont la plupart des Américains, mais qui est pleinement actif intelligemment et émotionnellement, et pleinement vivant), s'est accompli lui-même. Donc enquêter au sujet d'un but est futile, car il n'existe rien qui ressemble à une fin ou à un commencement ; il n'existe en fait que le continuel mouvement de la pensée créatrice, et ce que vous appelez un problème n'est que le résultat de votre action de labourer à travers une confusion vers un apogée. En d'autres termes, vous êtes préoccupé de savoir comment surmonter cette confusion, comment vous adapter au milieu, afin de parvenir à un but. C'est en cela que se passe votre vie ; ce qui vous intéresse, ce n'est pas vous-même et le but ; ce n'est pas cela qui vous occupe, vous n'êtes occupé que par la confusion et par la façon de la traverser, de la dominer, de la surmonter, et par conséquent de vous en évader. Vous voulez parvenir à cette évasion parfaite que vous appelez votre idéal, à ce refuge parfait que vous appelez la raison d'être de la vie, et qui n'est qu'une évasion en dehors de la confusion présente.
Naturellement, quand vous essayez de surmonter, de dominer, de vous évader, et d'arriver à ce but ultime, surgit la recherche de systèmes et de leurs chefs, guides, maîtres et experts. Pour moi ce sont tous des exploiteurs. Les systèmes, les méthodes et ceux qui les enseignent, et toutes les complications de leurs rivalités, de leurs incitations, de leurs promesses et de leurs impostures, créent les divisions de la vie connues sous le nom de sectes et de cultes.
C'est cela qui arrive. Quand vous cherchez un accomplissement, un résultat, une victoire sur la confusion environnante, et que vous ne considérez pas le moi, la conscience de soi, et le but que vous poursuivez incessamment, consciemment ou inconsciemment, naturellement vous devez créer des exploiteurs, soit dans le passé, soit dans le présent ; et vous vous empêtrez dans leurs mesquineries, dans leurs jalousies, dans leurs disciplines, dans leurs discordances et leurs divisions. Ainsi le simple désir de traverser le tumulte crée sans cesse de nouveaux problèmes, car ce désir ne considère pas l'acteur ou sa manière d'agir, mais simplement la scène de la confusion comme moyen de parvenir à une fin.
Or pour moi, la confusion, la fin et le moi sont une seule et même chose ; il n'y a pas là de division. Cette division est artificielle, elle est créée par le désir de gagner quelque chose, par la poursuite de l'accumulation d'acquisitions, qui sont engendrés par une insuffisance intérieure.
En devenant conscient de ce vide, de ce creux intérieur, on commence à se rendre compte de l'insuffisance totale de sa pensée et de ses sentiments. Et ainsi surgit dans la pensée cette idée de l'accumulation et elle engendre la division entre le moi – la conscience de soi –tonne et la fin. Pour moi, ainsi que je l'ai dit, il ne peut y avoir une telle distinction, parce que dès l'instant que vous vous accomplissez il ne peut plus y avoir l'acteur et l'action, mais seulement ce mouvement créateur de la pensée qui ne recherche pas un résultat, et il y a de la sorte une vie continuelle, qui est l'immortalité.
Mais vous avez divisé la vie. Considérons ce qu'est ce moi, cet acteur, cet observateur, ce centre du conflit. Il n'est qu'un long, un continuel enroulement de la mémoire. J'ai parlé avec beaucoup de soin de la mémoire dans des Causeries précédentes, et je ne peux pas entrer dans des détails maintenant. Si cela vous intéresse, vous lirez ce que j'ai dit. Ce moi est un enroulement de la mémoire dans lequel se trouvent des accentuations. Ces accentuations ou dépressions, nous les appelons des complexes et d'après eux nous agissons. L'esprit étant conscient de son insuffisance, poursuit un gain et par conséquent une distinction, une division. Un tel esprit ne peut pas comprendre le milieu où il se trouve, et comme il ne peut pas le comprendre, il doit compter sur l'accumulation de la mémoire pour se l'expliquer, car la mémoire n'est qu'une série d'accumulations qui agit comme guide vers un but. C'est cela la raison d'être de la mémoire. La mémoire est le manque de compréhension ; ce manque de compréhension est votre arrière-plan, et c'est de cela que procède votre action.
Cette mémoire agit comme guide vers une fin, et cette fin étant préétablie, n'est pas autre chose qu'un refuge destiné à vous protéger vous-même, que vous appelez idéal, accomplissement, vérité, Dieu ou perfection. Le commencement et la fin, le moi et le but, sont les résultats de cet esprit qui se protège lui-même.
J'ai expliqué comment cet esprit auto-protecteur est engendré ; il est engendré en tant que résultat de la conscience qu'on a d'un vide, d'un néant intérieur. Donc il commence à penser en termes d'achèvements, d'acquisitions, et c'est à partir de là qu'il commence à fonctionner, en divisant la vie et en restreignant ses actions. Donc la fin et le moi sont le résultat de cet esprit auto-protecteur ; et la confusion, le conflit et l'inharmonie ne sont que le processus de l'auto-protection, et sont engendrés par cette auto-protection spirituelle et économique. Spirituellement et économiquement vous cherchez la sécurité parce que vous comptez sur l'accumulation pour votre richesse, pour votre compréhension, pour votre plénitude, pour votre accomplissement. Et alors les personnes rusées, dans le monde spirituel aussi bien que dans le monde économique, vous exploitent parce que dans un monde comme dans l'autre elles recherchent le pouvoir en glorifiant l'auto-protection. Donc chaque esprit fait un effort gigantesque pour se protéger lui-même, et le but, les moyens et le moi ne sont pas autre chose que ce processus d'auto-protection. Qu'arrive-t-il quand existe ce processus d'auto-protection? Il doit y avoir conflit avec les circonstances qui nous entourent que nous appelons la société. Il y a le moi qui essaie de se protéger contre la collectivité, le groupe, la société.
Or, l'inverse de cela n'est pas vrai. C'est-à-dire, ne croyez pas que si vous cessez de vous protéger vous êtes perdus. Au contraire, vous êtes perdus si vous vous protégez à cause d'une insuffisance en vous, à cause de ce vide en votre pensée et en votre affection. Mais si vous cessez simplement de vous protéger parce que vous croyez que par là vous trouverez la vérité, alors ce ne sera qu'une autre forme de la protection.
étant donné que nous avons construit à travers les siècles, une génération après l'autre, cet enchaînement de l'auto-protection spirituelle et économique, voyons si cette autoprotection est réelle. Peut-être pouvez-vous économiquement ériger pour un temps cette protection. L'homme qui a de l'argent et de nombreuses possessions, et qui s'est assuré pour son corps du confort et du plaisir, est généralement, si vous l'observez, très insuffisant et inintelligent, et il tâtonne vers la soi-disant protection spirituelle.
Examinons cependant s'il existe réellement une auto-protection spirituelle, parce qu'économiquement nous voyons qu'il n'y a pas de sécurité. L'illusion de la sécurité économique est démontrée à travers le monde par ses dépressions, crises, guerres, calamités ou chaos. Nous reconnaissons cela, et alors nous nous tournons vers une sécurité spirituelle. Mais pour moi il n'y a pas de sécurité, il n'y a pas d'auto-protection, et il ne peut y en avoir aucune. Je dis que seule existe la sagesse, qui est compréhension et non protection. En d'autres termes, la sécurité, l'auto-protection sont le résultat de l'insuffisance dans laquelle il n'y a pas d'intelligence, dans laquelle il n'y a pas de pensée créatrice, dans laquelle se livre une constante bataille entre le moi et la société, et dans laquelle le plus rusé vous exploite brutalement. Tant qu'existe cette poursuite d'une protection il doit y avoir conflit, et il ne peut pas exister de compréhension, de sagesse. Tant que cette attitude existe, votre recherche de la spiritualité, de la vérité ou de Dieu est vaine, inutile, parce qu'elle n'est pas autre chose que la recherche d'un plus grand pouvoir, d'une plus grande sécurité.
Ce n'est que lorsque l'esprit, qui s'était protégé derrière les murs de l'auto-protection, se libère de ses propres créations, que peut exister cette réalité exquise. Après tout, ces murs de l'auto-protection sont les créations de l'esprit qui, conscient de son insuffisance, construit ces murs de protection et prend abri derrière eux. On construit ces barrières consciemment ou inconsciemment, et l'esprit est si mutilé, enchaîné, retenu, que son action entraîne un plus grand conflit, un plus grand trouble.
Donc la simple recherche d'une solution à vos problèmes n'empêchera pas votre esprit de créer de nouveaux problèmes.
Tant qu'existera ce centre d'auto-protection, né de l'insuffisance, devront exister des troubles, d'immenses douleurs et souffrances ; et vous ne pouvez pas libérer l'esprit de la douleur, en le disciplinant à n'être pas insuffisant. Je veux dire par là que vous ne pouvez pas vous discipliner vous-même, ou vous faire influencer par votre condition et votre milieu en vue de n'être pas creux. Vous vous dites : « Je sens ce vide, je reconnais ce fait, comment arriverai-je à m'en débarrasser? » Je dis : ne cherchez pas à vous en débarrasser, ce qui serait une simple substitution, mais devenez lucide, devenez conscient de la cause de cette insuffisance. Vous ne pouvez pas la forcer, vous ne pouvez pas la contraindre, elle ne peut pas être influencée par un idéal, par la peur, par la poursuite d'amusements ou du pouvoir. Vous ne pouvez découvrir la cause de l'insuffisance que par la lucidité. C'est-à-dire qu'en examinant le milieu et en perçant à jour sa signification, les ruses subtiles de l'auto-protection vous seront révélées.
Après tout, l'auto-protection est le résultat d'une insuffisance, et étant donné que l'esprit a été entraîné et retenu en esclavage pendant des siècles, vous ne pouvez pas le discipliner, vous ne pouvez pas le surmonter. Si vous le faites, vous perdez la signification des tromperies et des subtilités de la pensée et de l'émotion derrière lesquelles l'esprit a pris refuge. Et pour découvrir ces subtilités il vous faut redevenir conscient, lucide.
Or être conscient, cela ne veut pas dire changer. Notre esprit est habitué à des modifications qui ne sont que des changements, des adaptations, qui le disciplinent conformément à une condition. Mais si vous êtes lucide, vous découvrirez la pleine signification du milieu. Donc il n'y aura pas de modification, mais votre libération totale du milieu.
Ce n'est que lorsque ces murs de protection sont détruits par la flamme de la lucidité, dans laquelle il n'y a ni modification, ni altération, ni adaptation, mais une compréhension complète de la signification du milieu avec toutes ses finesses et ses subtilités, qu'à travers cette compréhension est l'éternel ; parce qu'en elle il n'y a pas de moi qui fonctionne en tant que foyer d'auto-protection. Mais tant qu'existe ce foyer auto-protecteur, que vous appelez le moi, il doit y avoir confusion, il doit y avoir perturbation, inharmonie et conflit. Vous ne pouvez pas détruire ces entraves en vous disciplinant vous-même ou en suivant un système ou en imitant un modèle ; vous ne pouvez les comprendre dans toutes leurs complications qu'avec la pleine lucidité de l'esprit et du cœur. Alors il y a une extase, il y a ce mouvement vivant de la vérité, qui n'est pas une fin, qui n'est pas un apogée, mais une vie sans cesse créatrice, une extase qui ne peut être décrite, car toutes descriptions la détruiraient. Tant que vous n'êtes pas vulnérable à la vérité, il n'y a pas d'extase, il n'y a pas d'immortalité.
Ojai, le 1er juillet 1934
Source : Aux Éditions de Kendall/Hunt Dubuque (Iowa), 1991-1992 — © KFA/KFT
- Les Oeuvres Collectées - Volume 3 - Le miroir de la relation (1936-1944)
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1ère Causerie, Ojai, Californie, le 14 mai 1944
Au milieu de tant de confusion et de douleur, il est essentiel de parvenir à une compréhension de nous-mêmes qui soit créatrice, faute de quoi il n'y aura point de rapports humains. Or, on ne parvient à cette compréhension que par une façon de penser convenable. Cette compréhension créatrice n'est engendrée ni par des chefs, ni par des échelles de valeurs ou des formules, mais seulement par notre propre effort soutenu en vue de l'obtenir.
Comment est-il possible de découvrir cette essentielle compréhension? D'où partirons-nous pour découvrir le réel et le vrai au sein de ces conflagrations, de cette confusion, de cette misère? N'est-il pas important de découvrir par nous-mêmes comment penser sans erreurs au sujet de la guerre, de la paix, des questions économiques et sociales, des rapports avec nos semblables? Vous vous rendez certainement compte de la différence entre une réflexion profonde et libre et une suite d'idées qui, pour correcte qu'elle puisse être dans sa formation, est toujours préconditionnée par sa méthode et, de ce fait, n'est pas réellement créatrice. Savoir penser par nous-mêmes, à la fois librement et correctement, c'est être vivant et dynamique, c'est donner naissance à une nouvelle culture et à une nouvelle félicité.
Je voudrais, au cours de ces causeries, décrire le processus de cette façon de penser, grâce à laquelle on est vraiment créateur au lieu de demeurer enfermé dans des séries d'idées ou de préjugés. Mais comment commencerons-nous à découvrir par nous- mêmes cette façon de penser? Penser ainsi est la condition du bonheur. Ne pas penser ainsi, c'est faire en sorte que nos actions, notre comportement, nos affections n'aient pas de base. Cette façon de penser, ce penser dont je parle ne peut être découvert par des lectures, ni en assistant à des causeries, ni en écoutant les raisonnements des autres sur ce que penser veut dire. La découverte du penser ne se peut faire que par nous-mêmes et à travers nous-mêmes.
Le penser n'existe qu'en la connaissance de soi. En dehors de la connaissance de soi le penser n'existe pas, ce que l'on pense et ce que l'on sent ne peut être vrai. Le germe de toute compréhension est dans la compréhension de soi-même. Lorsque vous découvrez les causes de vos pensées-sensations et que, de là, vous apprenez à penser-sentir, vous êtes à la source de l'entendement. Si vous ne vous connaissez pas, vos accumulations d'idées, votre acceptation de croyances et de théories n'ont point de bases. Si vous ne vous connaissez pas, vous serez toujours la proie de l'incertitude, vous dépendrez de votre humeur et des circonstances. Si vous ne vous connaissez pas pleinement, vous ne pouvez pas penser dans le vrai sens du mot. Ceci n'est-il pas évident? Car si je ne sais pas quels sont mes mobiles, mes intentions, les éléments qui m'ont formé, mes pensées-émotions secrètes, comment puis-je qualifier ou établir mes rapports avec un autre? Comment puis-je découvrir quoi que ce soit en ce qui concerne la vie si je ne me connais pas moi-même? Et me connaître est une tâche énorme qui exige une observation constante, une perception méditative.
Telle est notre première tâche, avant même d'aborder le problème de la guerre et de la paix, des conflits économiques et sociaux, de la mort et de l'immortalité. Ces questions surgiront, elles ne peuvent pas ne pas surgir, mais en nous découvrant nous- mêmes, ces questions recevront des réponses correctes. Ceux qui abordent ces sujets avec sérieux doivent commencer par eux- mêmes en vue de comprendre le monde dont ils sont une partie. Si vous ne vous comprenez pas vous-mêmes, vous ne pouvez comprendre le tout.
La connaissance de soi est le commencement de la sagesse. La connaissance de soi se cultive par l'individu, dans sa recherche de lui-même. Je ne suis pas en train d'opposer l'individu à la masse. Ils ne sont pas contradictoires. Vous, l'individu, êtes la masse, le résultat de la masse. En nous, ainsi que vous le découvrirez si vous y pénétrez profondément, se trouvent et la multitude et le particulier. C'est comme un cours d'eau dans le flot ininterrompu duquel se trouvent de petits tourbillons et ces tourbillons que nous appelons individualités ne sont que le résultat de ce continuel courant d'eau. Vos pensées-sentiments, ces activités mentales- émotionnelles, ne sont-elles pas le résultat du passé, de ce que nous appelons la multitude? N'avez-vous pas des pensées-sentiments similaires à celles de votre voisin?
Donc, lorsque je parle de l'individu, je ne l'établis pas en opposition à la masse. Au contraire, je veux éliminer cet antagonisme. Cet antagonisme qui oppose la masse à vous, individu, crée de la confusion, des conflits, de la cruauté, de la misère. Mais si nous pouvons comprendre comment l'individu, le nous, est une partie du tout, non pas seulement mystiquement, mais en fait, alors nous nous libérons nous-mêmes, avec joie et spontanément, de la plus grande partie de notre désir de rivaliser, de parvenir, de tromper, d'opprimer, d'être cruel, ou de devenir un disciple ou un chef. Alors nous considérerons d'une tout autre façon le problème de l'existence. Et il est important de comprendre cela profondément. Tant que nous nous considérons des individus, séparés du tout, rivalisant, barrant le chemin, luttant, sacrifiant le nombre au particulier ou le particulier au nombre, ces problèmes qui surgissent de cet antagonisme actif ne trouveront aucune solution heureuse et durable, car ils sont la conséquence d'une façon erronée de penser-sentir.
J'ai dit que lorsque je parle de l'individu, je ne l'oppose pas à la masse. Que suis-je? Je suis le résultat de quelque chose : le résultat du passé, d'innombrables couches superposées de passé, d'une série de causes-effets. Et comment peut-on m'opposer au tout, au passé, lorsque j'en suis le résultat? Si moi, qui suis la masse, le tout, je ne me comprends pas moi-même, non seulement tel que j'apparais à la surface de ma peau, objectivement, mais subjectivement, tel que je suis à l'intérieur de ma peau, comment puis-je comprendre les autres, le monde? Se comprendre soi- même, cela nécessite un détachement tolérant et charitable. Si vous ne vous comprenez pas vous-mêmes, vous ne comprendrez rien; vous pourrez avoir de grands idéals, des croyances et des formules, mais qui n'auront pas de réalité, qui seront des illusions. Donc, il vous faut vous connaître, afin de comprendre le présent et, à travers le présent, le passé. Du présent connu sont découvertes les stratifications cachées du passé et cette découverte est libératrice et créatrice.
La compréhension de nous-mêmes comporte une étude objective, bienveillante, sereine, de nous-mêmes en tant qu'organisme complet, avec notre corps, nos sentiments, nos pensées. Ces éléments ne sont pas indépendants, mais reliés les uns aux autres. Ce n'est que lorsque nous comprenons l'organisme en tant que totalité que nous pouvons aller au delà et découvrir des choses encore plus grandes, plus vastes. Mais si, cette compréhension initiale faisant défaut, nous ne construisons pas les fondations du penser, nous ne pouvons pas nous acheminer vers de plus grandes altitudes.
Ainsi il devient essentiel de faire naître en chacun de nous la capacité de découvrir le vrai, car ce qui est découvert a une vertu libératrice et créatrice, puisque tout ce qui est découvert est vrai. Si nous ne faisons qu'imiter un modèle de ce que nous voudrions être ou si, au contraire, nous cédons à quelque désir intime, nous observons de toute façon des résultats contradictoires qui nous égarent, mais dans l'acte de nous étudier nous-mêmes, nous sommes en un voyage d'auto-exploration qui engendre la joie.
C'est dans un penser-sentir négatif, plutôt que positif, qu'il y a certitude. Car c'est d'une façon positive que nous avons affirmé ce que nous sommes, c'est d'une façon positive que nous avons cultivé nos idées sur les énoncés d'autrui ou les nôtres, de sorte que nous comptons sur le pouvoir ou les circonstances pour mettre en œuvre une série positive d'idées et d'actions. Tandis que si vous examinez la question, vous verrez qu'il y a accord dans la négation, il y a certitude dans le penser-négatif, qui est la forme la plus élevée du penser. Une fois que vous avez trouvé la vraie négation et un accord dans la négation, vous pouvez aller plus loin et construire dans le positif.
La découverte qui réside en la connaissance de soi est ardue, car le commencement et la fin sont en nous. Chercher le bonheur, l'amour, l'espérance, en dehors de nous, mène à l'illusion, à la douleur ; trouver le bonheur, la paix, la joie en nous, présuppose la connaissance de soi. Nous sommes esclaves des passions et des exigences immédiates du monde, nous sommes entraînés par tout cela, nous y dissipons notre énergie, de sorte que nous avons peu de temps pour nous étudier nous-mêmes. Mais être profondément conscient de nos mobiles, de nos désirs de parvenir, de devenir, exige une attention intérieure constamment soutenue. Si nous ne nous comprenons pas nous-mêmes, des plans superficiels de réformes sociales et économiques, quelque nécessaires et profitables qu'ils soient, ne produiront pas d'unité dans le monde, mais encore plus de confusion et de misère.
Nombre d'entre nous pensent qu'une réforme économique d'une sorte ou d'une autre apportera la paix du monde ; ou qu'une certaine réforme sociale, ou qu'une religion particulière triomphant sur toutes les autres apportera le bonheur aux hommes. Je crois qu'il y a au moins huit cents sectes religieuses dans ce pays, chacune rivalisant avec les autres et faisant du prosélytisme. Mais pensez-vous qu'une religion compétitrice puisse donner à l'humanité la paix, l'unité et le bonheur? Pensez-vous qu'une religion particularisée, quelle qu'elle soit, Hindouisme, Bouddhisme ou Christianisme, puisse apporter la paix? Ou devons-nous mettre de côté toutes les religions spécifiques et découvrir la vérité par nous-mêmes? Lorsque nous voyons le monde démoli par des bombes et que nous sentons toutes les horreurs qui s'y passent, lorsque le monde est fragmenté en religions, nationalités, races et idéologies séparées, quelle est la réponse à tout cela? Nous ne pouvons pas simplement continuer à vivre pour enfin mourir en espérant que de notre brève existence résultera quelque bien. Nous ne pouvons pas laisser à d'autres la tâche d'apporter le bonheur et la paix à l'humanité ; car l'humanité c'est nous-mêmes, c'est chacun de nous. Et où se trouve la solution hormis en nous-mêmes? La découverte de la réponse réelle nécessite un penser-sentir profond et peu d'entre nous sont désireux de résoudre cette misère. Si chacun de nous considère ce problème comme surgissant de l'intérieur et ne se laisse pas simplement mener sans défense à travers cette effroyable confusion et misère, alors nous trouverons une réponse simple et directe.
En nous étudiant donc, en nous comprenant nous-mêmes, nous permettrons à la clarté et à l'ordre de surgir. Et il ne peut y avoir de clarté que dans la connaissance de soi qui nourrit le penser. Le penser précède l'action correcte. Si, en devenant auto-conscients, nous cultivons la connaissance de soi d'où surgit le penser, nous créons un miroir en nous-mêmes qui reflétera sans déformations toutes nos pensées-émotions. Mais être à ce point conscient de soi est extrêmement difficile, car notre esprit est habitué à errer et à se laisser distraire. Ses vagabondages, ses distractions, font partie de ce qui l'intéresse et de ce qu'il crée. Les comprendre – et non pas les écarter – c'est donner l'essor à la connaissance de soi et au penser. Ce n'est que par inclusion, et non pas par exclusion, non pas par approbation, condamnation ou comparaison, que naît l'entendement.
Question : Quel est mon droit dans mes rapports avec le monde?
Krishnamurti : C'est une question intéressante et instructive. La personne qui pose cette question semble se mettre en opposition avec le monde et demande ensuite quels sont ses droits, dans ses rapports avec lui. Mais est-il coupé du monde? N'en est-il pas une partie? A-t-il des droits particuliers? Et en se mettant à part, comprendra-t-il le monde? En accordant de l'importance à une partie et en la renforçant comprendra-t-il le tout? La partie n'est pas le tout et pour le comprendre il ne doit pas s'ériger en opposition avec lui. Sa compréhension de la partie est aussi celle du tout. Lorsque l'individu est en opposition avec le monde, il revendique ses droits ; mais pourquoi devrait-il se mettre en état d'opposition? Celui qui s'oppose au monde avec son moi et son non-moi se ferme à la compréhension. N'est-il pas une partie du tout? Ses problèmes ne sont-ils pas les problèmes du monde? Ses conflits, ses égarements, ses misères ne sont-ils pas ceux de son semblable, proche ou lointain? Lorsqu'il se percevra clairement, il saura qu'il est une partie du tout. Il est le résultat du passé avec ses peurs, ses espoirs, ses avidités et le reste. Or, ce résultat cherche son droit dans ses rapports avec le tout. Mais a-t-il des droits tant qu'il est envieux avide, cruel? Ce n'est que lorsqu'il ne se considérera pas comme un individu, mais comme un résultat et une partie du tout qu'il connaîtra cette liberté dans laquelle il n'y a pas d'opposition ni de dualité. Mais tant qu'il appartient au monde, avec son ignorance, sa cruauté, sa sensualité, il n'a aucun contact en dehors de lui.
Nous ne devrions pas employer le mot individu, ni les mots mien et vôtre, parce qu'au fond ils n'ont pas de sens. Je suis le résultat de mon père et de ma mère et de l'influence extérieure du pays et de la société. Si je me situe par opposition, il n'y a pas de compréhension ; une combinaison d'opposés ne produit pas d'entendement. Mais si je deviens lucide et que j'observe les façons de faire de la dualité, alors je commence à sentir ce qu'est l'affranchissement des opposés. Le monde est réparti en contraires, le blanc et le noir, le bon et le mauvais, le mien et le vôtre, et ainsi de suite. Dans la dualité, il n'y a pas de compréhension, chaque antithèse contient son propre opposé. Notre difficulté consiste à penser ces problèmes d'une façon neuve, à penser au monde et à nous-mêmes d'un tout autre point de vue, en observant silencieusement, sans identifier ni comparer. Les idées que vous pensez sont le résultat de ce que d'autres ont pensé, en combinaison avec le présent. La vraie unicité, c'est découvrir ce qui est vrai et c'est être dans cette découverte. Cette unicité, cette joie, cette libération qui proviennent de cette découverte ne se trouvent pas dans l'orgueil des possessions ou d'un nom ou de caractères physiques ou de tendances. La vraie liberté vient de la connaissance de soi qui engendre le penser. La connaissance de soi est la découverte du vrai qui seul met fin à notre ignorance et à notre douleur.
Par la lucidité vis-à-vis de soi-même et la connaissance de soi, la paix est atteinte, et en cette sérénité, il y a immortalité.
Ojai, le 14 mai 1944
Source : Aux Éditions de Kendall/Hunt Dubuque (Iowa), 1991-1992 — © KFA/KFT